Sophie Rohonyi (DéFI): Monsieur le président, chers collègues, inscrire l’utilisation du polygraphe parmi les modes de preuves légaux pouvant être utilisés dans le cadre d’une enquête pénale n’a, en soi, rien de révolutionnaire puisque la proposition vise, en réalité, à baliser dans la loi une pratique qui existe déjà, mais qui n’a jusqu’ici été régie que par des circulaires de procureurs généraux ainsi que par la jurisprudence.
Cette pratique est pourtant de plus en plus courante. Elle aurait été utilisée plus de 6 300 fois entre 2001 et avril 2019, de sorte qu’un cadre légal clair s’imposait.
Il s’agit d’ailleurs d’une demande expressément formulée par le Comité P, à laquelle l’Association des juges d’instruction s’est déclarée favorable. La Belgique dispose en outre d’une longue expertise en la matière, puisque la polygraphie est aujourd’hui pratiquée par six polygraphistes dûment formés travaillant au sein de la police fédérale centrale, plus précisément au service des Sciences du comportement de la direction centrale de la police technique et scientifique. C’est ainsi que mes collègues de l’Open Vld ont déposé leur proposition de loi pour la première fois en 2017 déjà, sous la précédente législature. Cette proposition a donné lieu à des auditions d’experts, qui ont permis de mettre en exergue les balises qu’il convenait de prévoir.
La question est aujourd’hui de savoir si le cadre prévu dans la nouvelle proposition de loi offre suffisamment de balises pour respecter le subtil et nécessaire équilibre entre, d’une part, les nécessités de l’enquête pénale et la fiabilité des résultat obtenus, et d’autre part, les doits de la défense.
Je tiens d’emblée à préciser que mon groupe est favorable à l’utilisation en tant que telle du polygraphe. C’est la raison pour laquelle j’ai cosigné plusieurs amendements en commission, parmi lesquels ceux qui ont eu pour effet de préciser que le test polygraphique ne peut être réalisé que s’il existe des indices sérieux que les faits punissables constituent un crime ou un délit. De même, ces amendements cosignés stipulent que les résultats du test polygraphique ne peuvent être pris en considération qu’à titre de preuve corroborant d’autre moyens de preuve.
J’ai cosigné ces amendements parce que le polygraphe a déjà prouvé son utilité dans des affaires où les preuves sont particulièrement difficiles à apporter, notamment les cas de délits sexuels. Il ne s’agit pas d’apporter une preuve en tant que telle, puisque les résultats du test présentent toujours une marge d’erreur. Les statistiques montrent que 65 à 70 % des personnes testées disent la vérité. Mais il s’agit d’orienter l’enquête pénale en corroborant les éléments de preuves déjà recueillis. C’est d’ailleurs pour cette raison que le principe de subsidiarité a été consacré dans la proposition de loi. Le polygraphe ne peut jamais constituer le but ou le point final de l’enquête. Les preuves doivent être complétées par d’autres éléments.
D’autres principes fondamentaux ont également été consacrés dans la proposition de loi, comme le pouvoir d’appréciation du juge quant à la valeur probante à attacher au résultat du test, ou encore la collaboration volontaire de l’intéressé, de sorte que le refus de s’y soumettre n’entraînera pas d’effets juridiques et ne pourra pas être considéré comme une preuve de culpabilité. De même, le test peut être interrompu à tout moment, en ne produisant aucun effet juridique. De plus, la proposition précise que la personne doit se trouver dans de bonnes conditions physiques et mentales.
Il va en effet de soi qu’un mythomane, un schizophrène ou encore une personne qui serait sous l’influence de drogues ou de l’alcool ne peut pas participer à un tel test.
Il n’en demeure pas moins que deux points du texte nous posent fondamentalement problème, ce qui nous oblige à nous abstenir lors du vote sur l’ensemble du texte tout à l’heure. Le premier point, c’est le fait que la personne ne pourra être assistée par son avocat que avant et après le test, mais pas pendant ce test. L’avocat ne pourra en tout cas pas être à ses côtés, mais dans un local de régie, et ne pourra donc ni intervenir directement durant le test, ni l’interrompre.
Tout ceci découle d’une controverse qui existe finalement au sujet de la nature même de la polygraphie, à savoir s’il s’agit ou non d’une audition au sens de l’article 47bis du Code d’instruction criminelle, et qui y adjoint l’assistance d’un avocat.
À cet égard, nous souscrivons à l’avis qui a été donné tant par AVOCATS.BE que par l’Association des juges d’instruction, selon lesquels le test polygraphique constitue une audition à part entière, au cours de laquelle des questions substantielles concernant les faits de la cause sont posées à la personne concernée, auxquelles celle-ci est amenée à répondre, de sorte que toutes les garanties que le législateur tant européen que belge ont expressément voulu accorder à la personne auditionnée doivent également présider au déroulement de l’audition sous polygraphe.
À ce sujet, lors de son audition en commission de la Justice en avril 2019, M. Cornelis, qui est le représentant du service des Sciences du comportement de la police fédérale, a lui-même souligné que « la polygraphie ne peut être appliquée que moyennant la coopération volontaire de la personne, avec le maintien de tous ses droits dans le cadre des lois Franchimont et Salduz ».
Comme l’a souligné l’Association des juges d’instruction, l’impossibilité pour l’avocat d’interrompre le test pose un vrai problème de constitutionnalité en ce qu’une audition normale pourrait être interrompue à la demande d’un avocat, mais pas lorsqu’il s’agirait d’une audition sous polygraphe.
Le deuxième point qui nous pose fondamentalement problème, c’est la possibilité de soumettre un mineur, dès l’âge de ses 16 ans, à un test de polygraphie.
Comme l’a souligné Yves Liégeois, du Collège des procureurs généraux, lors de son audition en avril 2019, le test polygraphique n’est pas recommandé pour les mineurs. S’il venait à être prévu malgré tout dans la loi, l’assistance d’un avocat devrait alors être obligatoire. Pourtant, malgré le fait que le mineur ne puisse renoncer à l’assistance d’un avocat, l’on considère dans la proposition de loi que la signature d’un procès-verbal de consentement par ce mineur et son avocat suffirait pour priver le mineur de son droit à l’assistance d’un avocat au moment de l’audition.
Un tel dispositif est selon nous contraire à la lecture des droits de l’enfant qui est faite par le Comité des droits de l’enfant de l’ONU selon laquelle, pour que les enfants soient valablement entendus, les États ont l’obligation de leur fournir une assistance juridique adaptée, notamment par l’intermédiaire d’avocats. Le Comité précise d’ailleurs que le mineur, en raison de sa plus grande vulnérabilité, doit être accompagné d’un avocat à toutes les étapes de la procédure judiciaire et non à certaines d’entre elles.